AVEC PATCHOULI, LA SICILE C’EST MIEUX QU’AU CINEMA JUILLET 2017
A l’aéroport de Lyon, dans la salle d’embarquement pour Palerme, j’ai un avant-goût de la Sicile. Tout le monde est en tenue estivale pratique, a peu de bagages, et plusieurs personnes sont typés Italiens du sud : les hommes ne sont pas très grands, ils ont le cheveu dru, ils ont l’air grave et parlent peu. Ils sont aussi nombreux que les jeunes Françaises qui partent seules ou en binôme. Le vol est rapide, j’arrive à l’aéroport Falcone-Borsellino (du nom des deux juges assassinés par la mafia en 92). En voiture jusqu’à Trapani, j’admire le littoral scintillant, les vignobles, les montagnes ; il y a peu de constructions, peu de circulation. Je retrouve Patchouli et ses trois équipiers, Jean-Pierre, Jean-Louis et Philippe, et nous partons en ville à pied sous une forte chaleur, il est 19 heures.
Trapani a une seule rue propre, l’avenue Vittorio-Emanuele bien sûr, avec sa cathédrale, son hôtel de ville, ses bijoutiers, ses cafés et bars à vins. Partout ailleurs, même dans les jardins publics, rues et trottoirs sont jonchés de papiers, plastique, détritus que le vent a poussés et agglutinés. Les poubelles sont pleines. De rares commerçants ont balayé devant leur porte. La plupart des immeubles sont vétustes et arborent des câblages électriques fantaisistes. Les traces de pneus ont effacé les passages pour piétons, devant lesquels les voitures ne s’arrêtent d’ailleurs pas. On déambule jusqu’au front de mer : en passant, j’écoute les gens parler et je lis tout ce que je peux en italien. Le soir, on se régale d’une pizza au restaurant où le serveur, sympathique, nous conseille un vin rouge local. Je l’interroge sur le marché au poisson. Il nous dit que demain matin, tout sera terminé à 9h. Face à la mer, les façades qui regardent le couchant se teintent de jaune orangé, le lungomare s’étire sur des kilomètres, on est hors du temps. D’ici il semble que Trapani n’a pas changé depuis deux générations. Les couleurs en plus, on se croirait dans « Le Voleur de bicyclette », film tourné en 1948 à Rome.
Le lendemain, nous allons donc sur les quais à 7 heures du matin. Si l’on achète au premier pêcheur, c’est 20 euros le kg. En Sicile, les prix ne sont pas affichés. Si on dit que c’est cher, les vendeurs ne marchandent pas, ils tournent le dos. On regarde un peu chaque étal, une quinzaine, et on se décide pour des gambas et des maquereaux. A la lumière du matin les gars réparent et vident les filets, entretiennent le matériel ou font la pause. Je me fais charrier avec mon appareil et un gars dit à son collègue : Mets une veste et tu seras beau sur la photo !
Patchouli prend ensuite la mer. Nous avons un bon vent et accostons dans l’après-midi à Capo San Vito, un village tout blanc transformé en piège à touristes avec discothèques et fête foraine, parce qu’il est doté d’une longue plage de sable clair et fin. L’eau est très chaude mais curieusement, les vacanciers quittent la plage assez tôt. Chic, il y a six douches qu’un gars entretient et ouvre à la demande, pour deux euros par personne. Apparemment, c’est là son gagne-pain : quand il a besoin de s’absenter, sa mère le remplace. On fait les courses dans un petit supermarché où règne le thon en boîte mais où on ne trouve aucune sardine.
Samedi matin, en route, toujours vers l’est. On mouillera à Sferracavallo après le village, dans un détour de la côte, face à des rochers plutôt hostiles. Ici, les gens se baignent avec des chaussures en plastique et posent ensuite un quart de fesses sur le bord d’un caillou pour griller au soleil. Les installations balnéaires sont inexistantes ou en ruine ; des villas et des appartements, pourtant, sont alignés sur le front de mer où circule un bus. Il paraît qu’ici les Palermitains viennent en weekend, en particulier pour les restaurants à poisson. On ne s’y plaît pas trop, tout à l’air un peu sale et sent mauvais, et on repart manger à bord de Patchouli. Pourtant, il y a beaucoup de monde sur le port, pour prendre le frais le soir.
Le lendemain matin, départ à 10h, Patchouli va à Palerme ! Nous arrivons au port, face au portrait géant de Falcone et Borsellino, qui occupent une place de choix sur le pignon d’un grand immeuble. Jean-Pierre me dit qu’on ne prononce pas le mot mafia. C’est un moyen de la faire disparaître. Il y en a qui le remplacent par « cactus ». J’ai hâte de parcourir la ville, malgré les 40° qui ne nous lâchent pas : on goutte, on transgoutte, on transpire, on sue, mais on marche d’un bon pas, trop contents de découvrir Palerme. Des rues pavées de larges pierres usées, noires, qui semblent avoir 500 ans, des façades hautes encombrées de petits balcons en fer forgé avec grand-mères, linge, rideaux, câbles, enseignes, volets, jardinières de fleurs. Dans le vieux quartier, seules deux avenues sont à trois voies ; le reste, ce sont des traverses très étroites, à peine pour une voiture, mais elles sont à l’ombre et elles nous mènent à la gare, puis à la cathédrale, aux marchands de souvenirs, au palais arabo-normand, qui est fermé mais que l’on projette de visiter le lendemain. A tous les coins de rue, des placettes hérissées de climatiseurs en façade, des églises, et des affiches pour une fête votive, une procession religieuse, une série de messes : il y en a pour Sainte-Rosalie, pour Jésus, pour Sainte-Agathe Martyre, pour tous les saints, toutes les paroisses et les défunts de l’année. Les porches des palazzi, car toute bâtisse médiévale un peu cossue est ici un palazzo et porte le nom de son propriétaire initial, sont en pierre très claire, et larges, massifs, un peu comme ceux que l’on voit en Catalogne. Les mieux restaurés abritent des B&B. C’est la fin d’une époque : le centre historique va se transformer ou disparaître. Ca me rappelle « Le Guépard » de Visconti. Pas vous ?
L’ensemble de notre parcours cet après-midi n’est pas balayé. Pas grave. Le vent et la pluie nettoieront ça à l’automne, la mer et les plages sont propres. Et puis il y a si peu de touristes ! Qui va s’en plaindre ? Je cherche des coupés Fiat et des Alfa Romeo, en vain. Ils sont sans doute à Turin ou Milan. Les Palermitains roulent en scooter ou en vieille Renault. Les artisans ont un Piaggio, souvent à trois roues. Les cochers avec voiture à cheval attendent le touriste. Tous les cinq pas, un panneau en façade affiche « Vendesi ».
Le soir, nous dégustons un dîner sicilien succulent en terrasse. Lundi matin, nous accompagnons à regret Jean-Louis qui part en bus à l’aéroport, et nous allons à pied visiter la Chapelle palatine. Une vraie surprise : une grande chapelle qui date de 1138, en parfait état de conservation, tapissée du sol au plafond de minuscules carrés de marbre multicolores qui forment des mosaïques raffinées de style byzantin, sur fond de feuilles d’or. L’histoire sainte, les figures des rois, un grand Christ Pantocrator … Le travail est si précis qu’à première vue on dirait des portraits peints. On s’approche et on détaille chaque élément des mosaïques, peut-être un demi-centimètre de côté, c’est une constellation de couleurs que renvoient toutes ces pierres polies ! Un endroit inoubliable.
Nous poursuivons notre visite dans le palais lui-même. Les Travaux d’Hercule, immenses tableaux monochromes peints vers 1800, ornent la salle du Parlement de Sicile, une des plus anciennes assemblées d’élus en Europe, et nous visitons aussi plusieurs salles meublées et décorées, autrefois appartements royaux.
A l’extérieur, on profite d’une exposition temporaire sur le courant artistique Novecento, qui dès 1920 commença à rendre célèbres plusieurs artistes italiens, dont De Chirico, ami de Dali. Parmi nos peintures préférées : une grande scène de marché, avec étals de légumes, fruits, fromages, poissons, charcuterie, d’une technique hyperréaliste qui donne une impression de profusion et de variété et qui nous rappelle précisément le marché populaire vu dans Palerme le matin même ; un tableau montrant trois personnes prises sur le vif chez elles en train de faire leur toilette, dans la promiscuité d’une modeste salle de bain, si vrai qu’on aurait pu entendre l’eau couler ; et une œuvre de Paolini, évoquant peut-être Galilée, représentant un jeune garçon du Moyen-âge soufflant des bulles de savon qui se transforment en planètes.
Le lendemain, départ pour Cefalù. Vous me mettrez deux ris et un demi-génois, dit le capitaine. La mer est agitée, le vent force 5 à 6. Ah c’est grandiose ! On survole des sommets alpins enneigés. L’eau est marine foncé, les crêtes des vagues nous entourent à perte de vue et se soulèvent à un rythme soutenu. Patchouli est barré par des experts. Même pas peur ! Même pas mouillés !
On arrive à Cefalù, petite ville bien calée au pied de son énorme rocher, et on passe une heure à contempler sans se lasser la houle qui déferle sur la plage et les environs rocheux. Au milieu de la foule de touristes, on mange une glace, on fait du shopping chez une commerçante charmante : deux beaux tee-shirts décorés de la Trinacria, cet emblème sicilien figurant une tête de Méduse dotée de trois jambes et ornée de serpents, brrr ! Ensuite on visite la cathédrale, encore une œuvre commandée par Roger de Hauteville, comte normand devenu roi de Sicile au XIIe siècle: une forteresse dotée de deux hautes tours carrées, dont le dôme abrite normalement un grand Christ en mosaïque. Actuellement il est en réparation, caché derrière une tenture, forçant les fidèles à pratiquer l’absenthéisme. Il nous reste les très hautes voûtes romanes, les chapiteaux, les colonnes gigantesques et de fabuleux vitraux contemporains, créés par un artiste vivant à Palerme : des paysages stylisés très colorés, sans réseau de plomb, et percés de petits trous pour laisser entrer la lumière.
A l’est, du nouveau : un temps brumeux nous accompagne le lendemain jusqu’à Sant’Agata Militello. La température baisse. On apprécie quand même la douche sur le ponton du port. En attendant Rosalia et Nunzio Triscari, deux amis de Jean-Pierre, on fait des courses dans un supermarché familial : Madame est à la caisse, Monsieur à la mise en rayon, leurs parents à la découpe du fromage et aux livraisons. On achète du pecorino, fromage de l’Italie du sud, et des aubergines roses délicieuses. La gérante sort du magasin et nous accompagne au bout de la rue pour nous indiquer la direction du centre ville. On arpente la petite ville : comme elle nous l’a conseillé, on va jusqu’au duomo, jusqu’au castello. La gérante sera déçue qu’on n’ait pas poussé jusqu’aux « magasins », une galerie marchande toute moderne et climatisée. On la découvrira le soir avec les amis siciliens pour déguster des glaces, des mandorle (sablés à la pâte d’amandes) et des petits gâteaux à la ricotta, les canolli. Les Triscari ont vécu quelques années en France et sont revenus ensuite en Sicile. Ils parlent français avec un bel accent parisien.
Jeudi matin, Patchouli quitte la Sicile pour les Iles Eoliennes. Nous choisissons Vulcano pour notre premier mouillage. Nous jetons l’ancre au pied du volcan, en face du rocher qui surplombe la plage et accueille les adeptes du bain de boue sulfureuse. Ces curistes, grassouillets, tous blancs quand la boue a séché sur leur peau, dédaignant l’animation de la plage, immobiles dans l’eau morte de cette petite lagune grise, me rappellent les héroïnes du cinéma de Fellini.
Par moments, même à trois cents mètres du site, l’air est chargé d’odeur de soufre. En examinant bien le sommet du volcan, on aperçoit des fumerolles. Cependant il a l’air bien accueillant, ce petit volcan, et son sommet n’est qu’à 350 m d’altitude. Nous allons aussitôt repérer le départ du sentier et décidons d’y aller en randonnée dès le lendemain matin. En attendant, un tour à pied dans le village, qui a de petits airs antillais : les collines volcaniques, beaucoup de verdure, d’arbres, de fleurs, de petites maisons blanches et un peu désuètes : on voit que Vulcano a connu des jours meilleurs, peut-être dans les années 80. Vendredi matin, comme le soleil est de la partie, nous commençons à marcher à 7h et profitons de longs passages à l’ombre. L’ascension est intéressante, le sentier traverse des zones géologiques différentes : nous passons successivement sur de l’herbe, de la terre, des pierres, du sable solidifié, du poudingue, les couleurs des roches changent, leur taille aussi. En une heure et demie, nous sommes au sommet et contemplons le cratère en contrebas. Deux ou trois marcheurs seulement nous ont devancés. On peut s’approcher des fumerolles et des fissures très chaudes et pleines de soufre par lesquelles elles s’échappent, et on s’engage sur le sentier qui fait le tour du cratère. Le sol est complètement aride, recouvert de morceaux de lave de tous les tons de gris et de pierre ponce. Avec la lumière rasante, l’ambiance de fin du monde et la rotondité du site, on se croit sur la lune ! Le beau point de vue sur les îles environnantes nous ramène sur terre.
Le lendemain matin, on part pour une autre île, Salina, en longeant l’île de Lipari. La zone maritime est très fréquentée par les plaisanciers et les touristes : la mer est sillonnée de voiliers, bateaux à moteur, gros yachts, et surtout de ferries et d’aliscafi, ces navires qui avancent à toute vitesse sur des foils et passent à une cadence soutenue d’île en île pour le fret et les passagers. On a fait l’expérience, tous les trois dans l’annexe pneumatique, de croiser la route de ces gros monstres à l’entrée du port de Vulcano. Stressant.
A Salina, Patchouli mouille dans le petit port tranquille de Rinella, au pied du village de Leni sur la côte sud de l’île. Un coin idyllique, une plage de galets, une autre de sable noir, au pied de la montagne. L’endroit, peu fréquenté, est resté très traditionnel, typique du petit port de pêcheurs, tel qu’il l’était quand il a servi de décor pour le film « Volcano » en 1947 avec Anna Magnani.
Vu les distances à parcourir et les dénivelés on loue deux scooters pour 30 euros, et on part à la découverte de l’île. C’est l’Amérique ! On longe la côte, assez abrupte, on traverse quelques villages, on voit des cultures de câpriers et les vignes qui produisent la Malvoisie. Le clou de la balade c’est le volcan de Pollara, le site où a été tourné une partie du film « Il Postino » avec Philippe Noiret et Massimo Troisi en 1994. La moitié du volcan s’est écroulée dans la mer, il en résulte des falaises de deux cents mètres de haut. On peut accéder à la mer par un sentier aménagé. Le site est protégé, la végétation bien présente, et le panorama vraiment magnifique. A 20 heures, de retour au village pour rendre les scooters, on est encore sous le charme de cette découverte, alors on s’offre une glace et un petit verre de vin pour se consoler de n’avoir pas pu y rester plus longtemps.
Le lendemain, il fallait quitter les zéoliennes, les silhouettes devenues familières des îles Stromboli, Filicudi et sa petite sœur Alicudi, pour atteindre Milazzo et apercevoir l’Etna dans le profil plus lointain des montagnes. Pour ajouter à notre dépit, le vent a disparu en milieu de traversée, on a dû faire route au moteur. Le soir, nous avons fait un petit tour en ville et repéré l’arrêt du bus qui devait nous emmener le lendemain matin à Palerme. Nous avons quitté Jean-Pierre qui devait accueillir ses nouveaux équipiers et passer, deux jours après, le détroit de Messine. Bon vent à Patchouli ! Merci, Capitaine !
Avec Philippe, redevenus piétons le temps d’un après-midi, je suis allée jeter un coup d’œil à un magasin-atelier: à partir de matériaux récupérés, bois, céramique, cuir, tissu … une association d’artistes propose des objets de décoration évoquant la Sicile, des bijoux et sacs originaux. La ville de Palerme soutient le réseau d’artistes qui ouvrent des boutiques de ce style, ce qui permet aux échoppes du vieux quartier de rester animées et aux visiteurs d’acheter autre chose que des babioles faites en série et importées. Nous avons continué, en marchant à l’ombre, jusqu’au Jardin botanique pour voir les ficus géants qui ont des racines aériennes reliant leurs branches au sol, pour sentir les citronniers, les fleurs des frangipaniers, admirer celles des lotus et des nénuphars, et pour entendre les cigales, ça nous changeait du cri des goélands.
A bientôt !